Or, de telles aides d’État n’ont rien d’automatique : au plan national, elles engagent la participation des pouvoirs publics au système productif, engagement qui est réglementé.
En outre, accordées unilatéralement et sans la moindre contrepartie, elles seraient de nature à fausser le jeu de la concurrence dont la Commission européenne est la gardienne. Elles font donc l’objet d’un encadrement strict au titre de l’article 107 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).
La mécanique du plan de soutien
C’est dans le contexte d’une version assouplie (en raison de la crise) de ce cadre, que la Commission européenne a accepté, le 6 avril 2021, le projet de recapitalisation d’Air France par le gouvernement de Jean Castex.
Dans le détail, ce projet vise la transformation d’une partie du prêt accordé l’an dernier à la compagnie aérienne pour faire face à la première vague de Covid-19, en quasi-fonds propres.
Les 7 milliards d’euros alors obtenus par la compagnie se divisaient en 4 milliards au titre des prêts garantis par l’État (PGE) et en 3 milliards d’un prêt d’actionnaire. Le projet du gouvernement était de transformer ce second prêt, dont le remboursement devait se faire sous trois ans, en obligations hybrides.
Ce montage a deux avantages pour la compagnie. Le premier est que ces obligations pourront être remboursées à plus long terme ; le second est qu’elles sont considérées non plus comme de la dette mais comme des quasi-fonds propres. Le remboursement est conditionné aux résultats, ce qui rapproche en effet ces fonds des fonds propres stricto sensu.
Cette transformation déplace la dette (qui n’en est plus, au sens strict) en haut du bilan, ce qui en diminue l’exigibilité. L’amélioration des ratios financiers qui en découle permettra à Air France de se financer plus facilement (et moins coûteusement) sur les marchés.
Outre les 3 milliards d’euros de prêts transformés en quasi-fonds propres, le plan de soutien prévoit une augmentation de capital de 1 milliard d’euros dont la souscription sera ouverte aux actionnaires et au public. L’État ne devra pas augmenter sa part au-delà de 25 % et s’engage à se retirer d’ici 6 ans. Y sont associées des règles de gouvernance strictes en matière de rémunération des actionnaires.
Une recapitalisation vitale
Or, l’accès à de nouveaux financements reste vital pour la compagnie nationale. La crise lui a coûté une perte d’exploitation de 4,5 milliards d’euros en 2020 et elle anticipe une perte de 2 milliards en 2021. Le groupe Air France-KLM est endetté à hauteur de 11 milliards d’euros en 2020, son résultat est de – 7 milliards d’euros alors que sa capitalisation ne dépasse pas le milliard d’euros.
Cependant, il faut se rappeler que la compagnie a joué un rôle clé durant la pandémie, que ce soit en matière de fret pour les matériels sanitaires ou de rapatriements de nos concitoyens français et européens dans des conditions qui ont été saluées par la Cour des Comptes.
Hors ces conditions exceptionnelles, il s’agit d’abord de préserver l’un des acteurs clés de l’aménagement et la connectivité des territoires, comme il l’a encore été récemment rappelé au Sénat.
D’autant qu’Air France, par ses commandes et son activité, est aussi un relais privilégié de la filière aéronautique, de la construction et la maintenance aéronautique à l’exploitation des infrastructures aéroportuaires, notamment à l’heure où l’effondrement du trafic aérien met à mal l’équilibre des contrats de concession.
Sans omettre l’impulsion qu’Air France peut jouer en matière de verdissement des flottes. Dans ce schéma, la compagnie aérienne est un acteur moteur qu’il s’agit donc de préserver « quoi qu’il en coûte ».
Au-delà, le soutien apporté à Air France doit lui permettre de financer son adaptation à son nouvel environnement concurrentiel. Il s’agit en effet de faire face à la montée en puissance de compagnies à bas coûts, lesquelles sont de moins en moins cantonnées à une clientèle loisir mais sont des concurrentes de plus en plus sérieuses sur les lignes province – Paris.
Sur ces lignes, les compagnies à bas coût doivent récupérer des slots, ces si convoités droits d’usage (créneaux) à quantité limitée autorisant les compagnies à atterrir et décoller à partir des aéroports visés. Air France, tout comme l’ensemble des compagnies historiques européennes, semble condamnée à accélérer le développement de leurs offres complémentaires à bas coûts pour faire face à ces concurrents de plus en plus dangereux.
La guerre des slots
Aussi vital soit-il pour Air France (et l’écosystème auquel la compagnie appartient), un tel projet de recapitalisation pourrait fausser le jeu de la concurrence. C’est pourquoi la Commission européenne, au terme d’un examen, s’assure que les aides d’État soient nécessaires et proportionnées et que les distorsions concurrentielles qui pourraient en résulter soient compensées par des mesures permettant de renforcer la concurrence.
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Ainsi, tout comme la Lufthansa avait dû, en juin 2020, abandonner à ses concurrents 24 slots quotidiens pour ses hubs de Francfort et de Munich (aéroports stratégiques situés au cœur du réseau en étoile des opérateurs aériens, jouant le rôle de carrefour de dessertes), Air France est enjointe par la Commission européenne à céder au moins 18 slots de décollage à l’aéroport de Paris-Orly.
Si la Commission est prompte à exiger des opérateurs historiques qu’ils cèdent des slots en contrepartie des aides reçues, c’est qu’elle n’ignore rien de leur caractère stratégique. En effet, les compagnies aériennes peuvent reporter d’une année à l’autre leurs slots dans un aéroport donné dès lors qu’elles en ont utilisé plus de 80 % l’année précédente.
Cette pratique, appelée la « règle du grand-père » (aménagée encore du fait de la crise de la Covid-19 pour éviter de faire voler des appareils avec de très faibles taux de remplissage), avantage indubitablement les opérateurs historiques vis-à-vis des nouveaux entrants puisque, naturellement, elles en disposent en plus grande quantité, dans des aéroports de premier plan, et sur des créneaux horaires plus stratégiques. Ces slots sont donc vus par la Commission européenne comme une barrière à l’expansion des concurrents, notamment des opérateurs à bas coûts.
Nouvelles concurrences (dé)loyales
Les néo-compagnies, nous l’avons souligné, sont désormais de redoutables concurrents aux compagnies historiques aux structures de coûts nettement plus lourdes et moins flexibles. Elles peuvent être vues comme une réelle réussite de la libéralisation sectorielle initiée par la Commission.
Mais leur capacité à concurrencer encore plus les opérateurs historiques est freinée par le contrôle que ces derniers exercent sur les slots des aéroports stratégiques. Ces précieux slots pourraient leur permettre de prendre encore des parts de marché aux acteurs historiques, via le développement de nouveaux services de correspondance et du self-connecting.
Car l’idée selon laquelle les compagnies à bas coûts se limiteraient à des liaisons point à point pour une clientèle loisir est peu à peu démentie par les faits. Il n’y a pas une segmentation du marché mais, au contraire, un mouvement de montée en gamme de certaines compagnies à bas coûts et une nécessaire réinvention du modèle économique des opérateurs historiques pour défendre leur présence sur le court et moyen-courrier.
Or, la défense de ce modèle économique repose sur ces fameux slots qui leur permettent d’alimenter leurs vols long-courriers (souvent rentables) depuis des hubs alimentés par des lignes radiales (parfois déficitaires).
Se dessine alors un schéma concurrentiel particulièrement défavorable aux compagnies historiques. Sur le segment du long courrier, elles s’opposent à des compagnies bénéficiant de soutiens étatiques parfois massifs. Sur le segment des courts et moyens courriers, le caractère loyal de la concurrence que leur opposent les compagnies à bas coûts peut également être questionné.
D’un côté, l’émergence de ces compagnies a profité aux consommateurs européens. Leur croissance vient en grande partie de leur performance économique : un modèle de minimisation des coûts, une gestion des flux passagers optimisée et une flotte homogène exploitée de la façon la plus efficace possible. Le succès des nouveaux entrants comme Ryanair et EasyJet est indubitable. Leur émergence apparaît comme l’un des effets de la politique de concurrence.
Contreparties paradoxales
C’est pourtant au titre de la préservation d’une concurrence libre et non faussée que la Commission européenne exige des opérateurs historiques qu’ils cèdent des slots en contrepartie des aides d’État qu’ils reçoivent.
Pointe alors un curieux paradoxe, souligné dans un récent Policy brief de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) : les contreparties exigées par la Commission européenne ne sont-elles pas de nature à affaiblir les perspectives de reprise de l’activité d’Air France (et donc sa capacité même à redéfinir son modèle économique), qui pourtant est la finalité même de la mesure de soutien public ?
Le compromis obtenu sur les contreparties n’est donc pas une concession par rapport à l’application des règles de concurrence mais un équilibre entre l’ouverture du marché, le maintien des chances de restructuration de l’opérateur historique et la prise en compte d’avantages symétriques dont bénéficient les nouveaux entrants.
Autrement dit, pour la Commission européenne, il s’agit donc d’arbitrer entre le renforcement de la concurrence, au bénéfice des consommateurs, et la préservation des opérateurs historiques qui jouent, nous l’avons vu, un rôle d’entraînement économique majeur.
Le nombre présumément inférieur de slots qu’Air France devra céder par rapport à ce que l’Allemagne a dû accepter (18 contre 24) témoigne d’ailleurs de la recherche d’une voie d’équilibre entre contreparties concurrentielles et préservation des chances de succès de la restructuration d’Air France, dans un contexte où la crise de la Covid-19 a exacerbé ses difficultés structurelles préexistantes.
Une restructuration qui se ferait au prix de l’affaiblissement concurrentiel inexorable de la compagnie induirait le risque de devoir la soutenir dans le futur de façon récurrente ou de l’abandonner et avec elle les milliards injectés. Et personne n’a intérêt à ce qu’Air France s’enlise dans une spirale d’attrition comparable à celle d’Alitalia.
La disparition d’Air France, dont la situation est aujourd’hui extrêmement fragile, ferait partir avec elle non seulement des emplois mais une entreprise de services expérimentée et un levier de la politique territoriale et environnementale du gouvernement. En outre, la concurrence en serait grandement affectée.
La décision de la Commission fera sans doute l’objet de recours de la part d’opérateurs à bas coûts à l’instar de ceux qui avaient été vainement engagés contre les programmes de soutien autorisés par la Commission au printemps 2020. La balance d’intérêts antagonistes pèse sur les instances européennes qui doivent réaliser un difficile arbitrage entre intérêts de court terme et intérêts de long terme, entre principes et réalisme.
Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie et Stratégie (Inseec U.) / Pr. et Chercheur associé (U. Paris Saclay), INSEEC Grande École; Frédéric Marty, Chargé de recherche CNRS, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et Sarah Guillou, Directrice, département Innovation et concurrence à l'OFCE, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.